Bericht des Bulletin trimestriel de la société pour la propagation des langues étrangères en France

Karl Kraus

Dans le courant du mois de mars dernier, notre Société a eu la bonne fortune d’entendre, à la Sorbonne, trois conférences faites par M. Karl Kraus.

Qui est M. Karl Kraus? Peu connu en France jusqu’à ces jours derniers, il jouit dans son pays, à Vienne, en Autriche, d’une grande et déjà longue popularité. C’est un écrivain de premier ordre. Publiciste, polémiste, poète satirique, philosophique, lyrique, conférencier, il est tout cela à la fois, et avec quelle maîtrise! Chaque fois qu’il prend la parole, à Vienne, c’est devant une salle comble. Sa revue, die Fackel, a un tirage de grand quotidien. Il la fonda, il y a environ vingt-cinq ans.

Dès le début, sa verve endiablée, qui rapelle la Lanterne de Rochefort, s’attaqua à tous les abus, à toutes les injustices. Sa sanglante ironie cinglait la vénalité de la presse, la corruption de la magistrature, la morgue brutale des officiers, la veulerie de la littérature. L’administration, l’incapacité des hommes en place, la maison des Habsbourg elle-même ne fut pas à l’abri de ses coups. Comment aurait-il gardé le silence devant l’aveuglement de cette dynastie autrichienne qui, d’année en année, redoublait de servilité envers son puissant rival de Berlin, et qui avait oublié Sadowa pour se laisser entraîner, de gaîté de coeur, vers des catastrophes nouvelles? Ces catastrophes, Karl Kraus les prévoyait et les prédisait dès cette époque.

Aussi, quand, après Sarajevo, les criminelles intrigues de la Prusse eurent rendu toute conciliation impossible, l’indignation de Kraus ne connut plus de bornes. Pendant les quatre années que dura le drame mondial, on le trouve sans cesse sur la brèche, menant le bon combat pour la défense de la justice. C’est de cette époque que date son chef-d’oeuvre: Les derniers jours de l’ Humanité, tragédie grandiose, débordant de haine et de mépris pour les coupables de toutes les classes, stig- matisant tour à tour la corruption de l’aristocratie, l’incapacité de l’armée, l’egoïsme de la bourgeoisie, l’inconscience du peuple.

C’est à cette oeuvre étonnante que M. Kraus emprunta en grande partie les pages dont il nous donna lecture. Car il est non seulement grand écrivain; c’est un acteur, un »recitateur« de premier ordre. Il est l’interprète naturel, unique de son oeuvre. Connaissant tous les secrets de l’art de la diction, sa voix, admirablement timbrée, se joue avec souplesse dans les registres les plus variés, depuis les notes graves de l’indignation jusqu’aux tons familiers de l’ironie et de la bonhomie. C’est dans cette dernière tonalité surtout, celle de la fine raillerie, que son art est incomparable.

D’ailleurs l’oeuvre de Karl Kraus n’est pas exclusivement satirique. Dans cet impitoyable censeur des moeurs publiques, il y a un poète accessible à toutes les émotions douces, à toutes les tendresses du coeur. Chez lui, Juvénal se double de Virgile. Ses trois volumes: Worte in Versen, son Traumstück, dont il nous a lu des fragments, contiennent de purs chefs-d’oeuvre où chante toute la gamme d’un lyrisme délicat, sincère et profond.

M. Karl Kraus n’a pu faire à Paris qu’un séjour limité. Mais les trois séances qu’il a bien voulu nous consacrer nous laisseront un souvenir durable. D’une soirée à l’autre le nombre des auditeurs allait doublant, triplant, si bien que pour la troisième, l’amphitéâtre Michelet ne suffisant plus, nous avons dû déménager à la salle Turgot. Ce fut chaque fois, pour le conférencier, plus qu’un succès; c’étaient des ovations qui n’en finissaient pas. Aussi avons-nous l’espoir que l’accueil qui lui a été fait par le public parisien décidera M. Karl Kraus à revenir — et peut-être dans un avenir prochain.

Charles Schweitzer

[Bulletin trimestriel de la société pour la propagation des langues étrangères en France (Nr. 2, Avril-Juin), zitiert in: Die Fackel 686-690, 05.1925, 37-38]

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Datum: 
04. 1925